Au cours de cet entretien délivré en mars 2022 et dont est publié ici un extrait, l’historien d’art et spécialiste du verre Manuel Fadat ouvre une conservation avec Antoine Pierini sur les origines de son parcours, la passion familiale pour le verre, et explore son cheminement jusqu’aux œuvres, accumulations et installations qu’il produit désormais et présente dans des institutions muséales à l’international, ou dernièrement dans la région au Musée d’Art Classique de Mougins et aujourd’hui à la Villa Kérylos.

aux origines : le studio glass movement

— Manuel Fadat : Bonjour Antoine. Nous sommes tombés d’accord sur le genre de l’entretien, ou plutôt de la conversation. Disons d’emblée que c’est une façon de contribuer à l’histoire de l’art du verre puisqu’on produit de la ressource, une façon de rentrer dans un discours, une pensée, une sensibilité, tout en donnant des repères spatiotemporels. Pour commencer, je dois avoir l’honnêteté de dire que je connais assez peu ton travail au moment où nous débutons, ce qui a tout de réjouissant pour moi car nous allons faire la rencontre et certainement réussir à faire jaillir de nombreux éléments qui intéresseront les amateurs, les curieux, mais aussi les connaisseurs. Je ne connais pas les origines de ton rapport à l’art, ta démarche, tes préoccupations profondes, tes aspirations, tes inspirations, tes messages symboliques, poétiques, politiques, tes processus créatifs, esthétiques. Bien sûr, on peut établir des corrélations avec d’autres artistes, contemporains ou plus anciens, et j’imagine qu’il y a quelques influences ou inspirations, des hommages ou des citations. Entre formation et déformation, je n’ai pas pu m’empêcher, parfois hâtivement, de faire des liens, et pour certaines pièces, avec Harvey Littleton, Xavier Carrère, William Morris, ou des verriers de Murano, ce qui n’est en rien un jugement de valeur, je dirais même au contraire. Je sais en revanche de toi que tu sors d’une cuisse, pas celle de Jupiter, mais de celle de Biot, quand même, qui bouillonne d’une histoire particulière en matière de verre à laquelle le Centre du Verre Contemporain contribue sur deux générations, mais le verre est un virus qui a touché de nombreuses personnes de ta famille. Je sais par ailleurs que tu es très actif, très engagé, volontaire, que tu crées beaucoup d’évènements et que tu participes aussi à de nombreux événements, que tu œuvres à ta mesure pour la communauté du verre avec soutien de créateurs et résidences, sans compter les voyages aux Etats-Unis pour des formations ou des échanges, qui semblent se multiplier. Nous avons aussi parlé un peu de ton travail, et de cette discussion j’ai gardé quelques mots-clefs que je te livre tels quels. Nous avons parlé du fait que tu es particulièrement intéressé par l’épure des formes, pour renvoyer à l’essence des choses, mais aussi le mouvement, les effets de matière, l’accumulation, la monumentalité, et que tu travailles par association d’idées, que tu as le désir de transmettre, et que tes œuvres sont souvent chargées de multiples références, découvertes, phénomènes ou sensations, exprimant la manière dont tu penses, faisant usage de concepts ou de notions fortes, entre autres celle d’humanisme. Mais nous avons aussi parlé du fait qu’il y a un intérêt important, voire même une fascination, pour l’Antiquité et la Méditerranée, que traduisent notamment tes Vestiges Contemporains, que tu présentes dans cette exposition à la Villa Kérylos. Il y a donc beaucoup à discuter… La première question est donc toujours très ouverte, elle concerne les origines, et finalement elle reviendrait presque à te demander : « comment en es-tu arrivé là ? », « d’où viens-tu, comment en arrives-tu où tu en es aujourd’hui ? ».

— Antoine Pierini  : En premier lieu, j’apprécie que nous partions de cette donnée que tu ne connais pas mon travail en profondeur, ce sera justement parfait pour l’approfondir, l’expliciter. Pour l’aspect politique, le mot résonne dans mon travail de façon subtile et non frontale. J’aime les situations qui éveillent la curiosité et poussent à s’interroger. Je donne des pistes et ensuite cela dépend de chacun, c’est un dialogue qui s’ouvre. Il y a aussi la question des références dont tu parles, parentés ou filiations, et c’est avec beaucoup d’humilité que j’aborde la chose. Pour ce qui est de l’aspect conceptuel, je cherche en effet dans ma démarche l’équilibre entre le propos et la forme. Enfin, concernant la communauté du verre, oui, c’est aussi juste, j’ai envie de faire avancer les choses, de partager. C’est un devoir. Mais si nous revenons à la première question, c’était bien : « qu’est ce qui m’a mené là ? ».

— MF : Tout à fait. Biot, j’aimerais t’entendre sur ta vision de l’histoire du verre à Biot, le contexte dans lequel tu émerges, qu’est-ce qui fait que tu accroches, que tu veux te former, en faire ton métier, et comment tu en arrives là. Quelles sont les origines ?

— AP : Alors j’irai droit au but. Nous sommes tous les enfants d’Eloi Monod. On y est tous affiliés, directement ou indirectement. Ce qui est fantastique avec lui, c’est la manière dont il a révolutionné la façon dont on travaillait à l’atelier et de présenter ce métier. Il a ouvert la verrerie aux publics, tout simplement parce que le travail du verre est spectaculaire. Mais le plus important, ce sont les modifications engendrées dans l’atelier, en cassant les codes de production. Ton oncle Jean-Louis Fayard, qui dirigeait la verrerie d’Eloi Monod, a bouleversé la méthode de la chaîne qui consiste à diviser les tâches, certainement mise en place à l’époque pour préserver les savoir-faire et éviter toute fuite des techniques, contexte qui crée une hiérarchie, des rapports de force. Il a mis en place des primes à la production pour motiver les ouvriers, mais il n’y avait pas de hiérarchie liée au savoir-faire.

— MF : Dans cette histoire, on retrouve aussi ton père et ton oncle, Alain Bégou.

— AP : Oui et mes oncles ! Robert Pierini donc, Alain Bégou, et Jean-Louis Fayard, qui a été directeur de la Verrerie de Biot, et qui a ensuite créé la Verrerie d’Allex, connue pour ses dimensions humanistes et sociales.

— MF : Comment se retrouvent-ils là ?

— AP : Je ne sais plus exactement qui a entraîné qui (rires) ! Jean-Louis était directeur à la Verrerie de Biot, Alain Bégou est venu pour les installations au gaz, car c’était sa formation, et mon père est arrivé là sur le tard comme compositeur, chimiste si l’on veut, puis s’est mis au soufflage.

— MF : Parce que ton père a travaillé aussi avec Lino Melano, d’après ce que j’ai entendu, le mosaïste de Fernand Léger, Chagall...

— AP : Oui exactement, Lino Melano.

— MF : C’est dans ce contexte que tes parents ouvrent ensuite la Verrerie Pierini puis la Galerie éponyme, l’année de ta naissance en 1980. Tu es un peu un enfant de la balle.

— AP : Tout à fait. Gamin, je suis au milieu des expos, des verriers, mes parents me trimballent entre les cartons et les pièces, je dors sous la table les soirs de vernissage. Je vois des pièces de verriers, les enfants des autres verriers, j’écoute les créateurs s’engager, discuter du travail, monter des pièces, fabriquer les fours, expérimenter. J’ai ensuite commencé en faisant mes propres billes, tout simplement, que j’allais ensuite jouer à l’école, et que souvent je perdais. Alors bien sûr, ce n’était pas sans une certaine fierté. Je m’amusais à faire de petites inclusions de feuilles d’or, de feuilles d’argent. Ça m’a amené à toucher la matière. Par plaisir, par jeu. Je me suis lancé ensuite dans la confection de presse-papiers vers l’âge de douze ans, et ce environ jusqu’à dix-huit ans. Vers quinze ans, j’ai commencé à faire quelques vases et flacons, mais ça restait très laborieux. J’étais plus à l’aise avec les presse-papiers, un avant-goût de la sculpture.

— MF : Dans ta période de formation auprès de ton père, tu travailles par mimétisme ou déjà tu te sens appelé par l’expérimentation ?

— AP : Les deux. Lorsque tu travailles avec et pour quelqu’un, tu te glisses dans ses pas, mais d’un autre côté, tu veux tester. Et comme il me laissait faire gamin sur les presse-papiers, j’avais déjà le goût de l’aventure... Au début on apprend par mimétisme, mais l’appel est déjà là. Pour te dire, nous avions un ami qui était serveur aux Arcades, un intellectuel, passionné de verre, et qui venait dès qu’il avait un moment pour faire des tests sur le banc qui était libre. Bien avant de décider de me former réellement, on faisait des expériences, des formes spéciales, des compositions physico-chimiques, des feuilles d’aluminium, du laiton. Et je ne connaissais pas Marinot à l’époque ! Je travaillais un peu à l’instinct au départ. Mais il y a aussi des choses importantes à dire pour cette période de « formation », et au sujet de ce qui me constitue, c’est l’importance des voyages. On est parti faire l’Italie en voiture quand j’avais sept ans pour trouver le village où était né mon grand-père. On arrivait dans un village, on regardait les registres de l’état civil, on s’apercevait que c’était ailleurs, et on repartait sur les routes entre la Toscane et l’Ombrie. Fantastique.

— MF : Mais tu es un Etrusque en fait (rires) !

— AP : Oui (rires) ! Le nom Pierini vient en tous les cas de cette région. Mais nous sommes aussi allés à Rome, Naples, Herculanum, Pompéi. Puis on a fait un second voyage, en Grèce, à Athènes, et on a fait toute la Crète. Et j’étais simplement émerveillé. Je ne voulais plus sortir des musées d’archéologie dans lesquels ma mère m’amenait. Fasciné par les formes des vases, des objets. Et ce goût pour les choses antiques, pour l’archéologie, pour l’histoire, je l’ai toujours eu. C’est aussi pour cela que j’ai littéralement adoré le travail de William Morris que j’ai découvert lorsque nous sommes allés à Seattle, ou encore plus tard été fasciné par la puissance des œuvres de Arman.

nouveaux horizons, voyage à seattle

— MF : Quel âge avais-tu ? Et pour quelles raisons êtes-vous allés précisément à Seattle ?

— AP : Quinze ans. L’histoire est assez cocasse. D’abord ce sont des verriers américains qui sont venus à Biot, ils sont passés à l’atelier, ils ont bien sympathisé avec mes parents, même si eux ne parlaient pas très bien anglais. Mark Eckstrand notamment, un des premiers puis David Bennett, qui allait apprendre chez Pino Signoretto à Murano, et qui au retour s’est arrêté à Biot. Manque de bol, avec sa femme ils se sont fait tout voler, alors mes parents les ont logés, leur ont prêté de l’argent, puis ils nous ont invités en retour. Et nous sommes restés un mois. Laisse-moi te dire que ce fût le déclic ! J’ai découvert Dale Chihuly, on a visité le Boathouse, et comme déjà dit, je suis tombé en extase devant le travail de William Morris, notamment les Canopes avec les têtes de biches, de cerfs, ses vases aux scènes préhistoriques. Pour une première fois aux Etats-Unis, le rêve américain fonctionnait complètement pour moi. C’était l’époque de Michael Jordan, du hip-hop, etc.

— MF : Ce choc, esthétique donc, est celui qui te décide à vouloir créer avec le verre ?

— AP : Je crois qu’il est possible de dire que ce voyage a été un déclencheur.

— MF : Question un peu particulière mais qui fait sens pour moi. À cet âge-là, tu te projettes plutôt du côté de Morris, de Chihuly, de ton père ? Ou tu veux tout embrasser ?

— AP : J’ai des préférences. J’étais très impressionné par la monumentalité de Chihuly, mais le travail de Morris me semble exceptionnel. Son univers est d’une richesse inouïe, il a un art de la mise en scène, une poésie. Cet artiste a une vision et entraîne son équipe de créateurs avec lui, c’est magnifique. Il y a quelque chose de très humaniste et universel, deux notions que j’essaie de transmettre dans mon travail. Ses thématiques sont puissantes, il a travaillé sur la figuration et l’abstraction, la lumière et la présence de ses œuvres est forte. J’essaie aussi de tout faire pour aller encore plus loin dans la création, et partager.

— MF : Vous ré-injectez une partie de ce que vous gagnez en faveur de l’art du verre, c’est une belle démarche. Ce qui compte, c’est de participer à la dynamisation et à l’évolution de la création en verre...

— AP : Oui, c’est exactement cela. Inviter des créateurs, partager des réalisations, donner l’occasion de créer. C’est une communauté fantastique. J’ai fait des voyages magnifiques, des rencontres tout aussi magnifiques, et j’ai toujours été bien accueilli. Je pense que les personnes qui la constituent ont vraiment fait des choix de vie. C’est un engagement pour une passion. Globalement, nous avons des problématiques assez proches. C’est pour cela qu’il y a une connexion dans la communauté des verriers. On n’a plus le temps malheureusement de se permettre de rester passif.

— MF : Tu parles d’environnement, alors parlons de Francine, ta mère, de son engagement et de ses influences.

— AP : Plus j’avance, plus je me rends compte à quel point son rôle est majeur. Elle m’a transmis le goût de la culture, des civilisations, de l’Antiquité, l’humanisme, mais aussi cet amour pour la nature. Elle a grandi dans une ferme, dans les montagnes drômoises, en lien direct avec la nature. Elle a vécu la Seconde Guerre mondiale, ses parents étaient maquisards. Ma mère, c’est la nature et la résistance. J’ai grandi avec cet état d’esprit. Elle fait partie de seize associations pour la défense de l’environnement, onze conseils d’administration, elle est conservatrice au CEN PACA, l’organisme qui protège toute la Région Sud en termes de faune et de flore. Elle a fait classer 182 hectares sur Biot et Villeneuve-Loubet en zone Natura 2000... elle se bat pour la qualité de l’air et de l’eau, ou encore pour faire classer au Patrimoine mondial de l’Unesco un site archéologique exceptionnel sur Biot, sachant que sous nos pieds, il y a ici un ancien supervolcan, donc un sous-sol riche en trésors géologiques cachés. J’ai même mes cartes de membres grâce à elle ! Je suis tout cela de près, et j’écoute, on en parle, ça me touche, ça me travaille.

— MF : On perçoit bien la chose, oui, d’autant plus quand on a rencontré Francine ! Ça percole, ça s’insinue dans ton travail, consciemment, inconsciemment... à tous les étages ! Elle t’a mis en lien et permis d’entendre les bouleversements, les soubresauts et bruissements du monde, les mystères de la nature !

— AP : Tu parles de mystères, ce qui nous renvoie à un imaginaire païen. Mais oui, il y a ce lien, ma mère c’est comme une sorcière, elle veille sur la nature, elle est connectée, elle est habitée...

— MF : C’est beau ce que tu dis sur elle. Reprenons, si tu le veux bien le fil de la discussion. Un outil existe, la verrerie et la galerie, tu as autour de vingt ans, il y a un substrat, un passif, des influences, des références, tu n’as pas encore un recul incroyable te permettant de comprendre tout ce que tu es en train de faire, mais tu te décides, tu fais, tu fonces, tu avances, tu explores... comment se déroule le passage entre le moment où tu t’engages et le moment où vous décidez de continuer l’aventure de la galerie ?

— AP : Je suis d’abord devenu l’assistant principal de mon père. Je l’avais toujours vu faire de la sculpture massive, dès les années quatre-vingt, en plus de sa production d’objets d’art décoratifs. Alors durant plus de six mois, il n’a fait aucune pièce, et il a passé son temps à m’apprendre, cueillir, me donner la canne, m’accompagner. Durant cette période j’ai donc fait des pièces, pour me perfectionner et finalement j’ai sorti une production. C’est comme ça que j’ai eu ma première exposition dans une galerie de Cologne, en 2001, lors de laquelle j’ai presque tout vendu, ce qui m’a lancé et donné l’envie de continuer. Puis j’ai assisté mon père durant les années suivantes, à chaque fois en réalisant de plus en plus d’étapes, jusqu’à savoir faire presque intégralement ses pièces et que je connaisse la majeure partie de ce qu’il était capable de faire. Et en parallèle, il me laissait peu à peu de plus en plus de temps pour la recherche, pour la découverte. Il m’a appris d’une belle manière « à l’oreille », comme certains guitaristes flamencos, il m’a aidé à développer mes ressentis, mon instinct, même si j’avais des questions qui restaient en suspens. Mais il y avait pas mal de choses que je ne faisais pas forcément bien dès le départ de la pièce, ce que j’ai compris lorsque je suis allé à Pilchuck en 2010.

— MF : Donc tu as parfait ta formation à l’étranger. Ça a dû être formidable ce voyage. C’est la première fois que tu te formes ailleurs ?

— AP : Oui et non, j’étais parti aussi à Sars-Poteries pour un stage de fusing et de casting, avec Udo Zembok et David Reekie. Intéressant. Mais je dois dire qu’aux Etats-Unis, j’ai senti une énergie particulière. Je me suis senti porté, soutenu, en relation.

premières sculptures : les apesanteurs

— MF : x À cette époque donc, quelles sont tes créations ?

— AP : Alors il s’agit d’objets d’art décoratif, inspirés par la nature, des paysages, des motifs floraux, puis en 2002, je me lance dans la sculpture massive, à l’intuition, en explorant, avec des coups de scie assez agressifs dans la masse sensuelle du verre. J’aimais l’idée de contrastes. Puis durant toute une période, j’ai dessiné beaucoup et j’en suis arrivé aux Apesanteurs. Au début, c’était simplement l’idée de créer des sculptures abstraites avec des bandes de couleurs en lévitation, à la verticale ou à l’horizontale, dans une masse transparente donnant quelque chose de contemplatif. Et j’ai mis deux années à trouver la petite astuce pour les appliquer. Puis j’ai commencé à les décliner avec des formes de vagues, avec plus de mouvement. À force d’échec et de travail, j’ai trouvé des formes et des résultats qui m’intéressaient. Dès que j’ai pu m’éloigner de ce que faisait mon père, je l’ai fait. Dès que j’ai pu m’émanciper du plissé drapé, je l’ai fait... L’objectif, c’est toujours de trouver le chemin, celui qui nous convient, celui qui va te faire évoluer, avancer, franchir des étapes, exprimer tes idées. J’ai toujours voulu tendre vers la sculpture et l’installation, et c’est ce que je fais aujourd’hui. D’ailleurs j’aimerais aussi explorer les panneaux de verre, ce que les Américains nomment les « panels », depuis que je me suis davantage intéressé à l’œuvre de Hans Hartung, Ana-Eva Bergman et Mark Rothko…

— MF : Après les Apesanteurs sont arrivées les Collines ?

— AP : Oui, les Collines.

— MF : Quel est le début de cette histoire ?

— AP : Eh bien à deux reprises ma mère est partie en voyage au Sahara et je ne sais plus pour quelles raisons, je n’ai jamais pu l’accompagner. Lorsqu’elle est revenue, elle a ouvert ses bagages, montré ses trouvailles, ses photographies, beaucoup parlé, et elle nous a fait voyager depuis Biot. Merveilleux. Aujourd’hui, c’est trop dangereux d’y aller. Avec sa manière de parler, ses images, elle a réussi à me faire ressentir le désert, l’immensité de sable, une certaine approche de l’infini. Et ce qui était frappant, c’était ce sable, ces formes douces qui se redessinent sans cesse. Au début je voulais vraiment représenter le sable, les bosses, les reliefs, les drapés, les motifs. Mais très vite je suis parti vers les formes concaves et convexes, d’un point de vue moins réaliste. C’est là que je me suis aperçu qu’il était plus intéressant de jouer avec des formes de différents volumes qui s’emboîtaient, de pouvoir les moduler, de travailler sur l’accumulation pour aller vers des installations. Et grâce aux effets de matières cumulés, grâce à la couleur, j’arrivais à donner comme un mouvement perpétuel. Au final, les éléments dialoguent, il y a une connexion, une interaction entre les parties qui dessinent un tout cohérent. Ces notions de mouvement, d’interaction, de connexion, de combinaison, d’installation, d’accumulation, d’effets de matière, sont vraiment des lignes directrices fortes dans mon travail. Un fil conducteur. Et une certaine épure.

— MF : Il y a la lumière également. Tu joues avec la lumière qui vient caresser les formes, les volumes, les volutes, qui traverse ou lèche la surface, les effets de matière, la couleur, qui met en valeur les grains, les textures, qui crée des contrastes qui développent précisément l’impression du mouvement. Le mot « impressionniste » me vient en tête. Je parlerais même de percept dans ce cas précis. La pièce est rendue vivante par tous les effets associés, et transmet cette idée du désert, permet de ressentir le vent, la lumière, le mouvement perpétuel... Me vient une autre question en conséquence. L’histoire de l’art ? L’histoire des formes ? Depuis les grottes ornées ou encore avant, les premiers comportements symboliques. Tu fouilles dedans ? Tu cherches, tu bouquines ? Tu vas compulser pour l’inspiration ?

— AP : La recherche et la réflexion prennent une place majeure dans mon processus de création, cela peut me prendre des années à concrétiser un projet, à affiner ma pensée, mais il y a aussi l’intuition qui laisse place à plus de spontanéité, et mes orientations stylistiques et formelles. Les Colonnes Roseaux m’ont ainsi pris quatre ans. Quatre années pour mettre tout au point et trouver le bon accord. Je voulais que ce soit présenté en intérieur, en extérieur, monumental, modulaire, fonctionnant par accumulation, et faire varier les effets de matière et chromatiques. Au début tu as toujours des barrières, tu perds beaucoup de temps au niveau de la technique et de la conception, tu cherches le bon ferronnier, les bons diamètres, les bonnes proportions... La réflexion s’affine en même temps. Désormais, avec le temps, j’ai beaucoup moins de barrières techniques, ce qui laisse de plus en plus de place à ce que je veux raconter. De grands artistes qui ont marqué l’art moderne sont allés puiser leur inspiration dans d’autres civilisations comme Brancusi. Pour la colonne sans fin il s’est inspiré de formes venant d’Asie ou d’Afrique suite à la fameuse anecdote avec Duchamp sur la pureté esthétique d’une hélice.

on the rock et forces fondamentales

— MF : On peut dire que tu trouves l’équilibre entre ton univers, tes désirs, ta méthodologie, la technique, les moyens... À propos d’univers, j’aimerais que l’on parle d’une autre série qui s’appelle On the Rock. De quoi les On the Rock, qui articulent un minéral et un matériau de synthèse, sont-elles le nom ? Comment l’idée est venue ? 

— AP : C’est venu très simplement. Pour parler de l’articulation d’abord. J’ai rencontré un géologue, dans le cadre des échanges avec ma mère, qui m’a parlé de verres naturels. Je connaissais l’obsidienne bien sûr. Cela dit, savoir qu’il existait sous différentes formes à l’état naturel m’a rendu extrêmement curieux. J’ai donc été voir toutes ses conférences, je l’ai invité, j’ai même acheté quelques fulgurites, nous avons échangé. J’ai compris que les impacts de foudre produisaient du verre. Par exemple, si la foudre frappe et que le refroidissement se fait très lentement, tu peux obtenir des cristaux de quartz, s’il se fait vite, tu obtiens du verre. Et peu à peu l’envie de raconter quelque chose sur ces relations entre la foudre, la roche et le verre est revenue. 

— MF : Comment est-ce que tu procédais avec On the Rock ?

— AP : Eh bien je faisais une coulée à même la roche et j’y associais également des inclusions, du métal notamment. Je jouais aussi sur des traitements de couleurs ou de matières. Pour moi, ces combinaisons sont clairement la métaphore de la transformation de la matière. Et puis il y a de nombreuses petites histoires que je racontais. Le bleu clair évoquait les torrents d’eau glacée en montagne, et lorsque je faisais de la taille brute c’était pour montrer que ces torrents sont très puissants, c’était la force du courant, etc.

— MF : Mais en fait, au-delà de l’articulation pierre et verre, qui était un support à l’expression d’une idée, tu dis donc que ces pièces étaient la métaphore de la transformation des éléments et du mouvement, je te répète, et qu’elles étaient chargées de nombreux micro-récits. Il y a un côté démiurgique. Tu recréais à petite échelle et avec tes moyens ce qui se passe à l’échelle monumentale, métamorphique, si l’on peut dire, lorsque c’est en feu, en action, que ça réagit, que ça explose. Finalement, les On the Rock, c’était un peu la mémoire d’une activité tellurique ?

— AP : Il y a un lien très fort avec la Vallée des Merveilles, que l’on connaît bien, avec ses pétroglyphes ! Il y a beaucoup d’interprétations, et je ne voudrais pas faire le spécialiste, mais c’est un lieu où l’homme marque sa relation avec le cosmos, d’ailleurs certains en font une sorte d’observatoire géant, et c’est aussi un lieu marqué par la foudre. Mais c’est aussi mystique et mythologique, car certains considèrent que c’était la maison des divinités originelles, le dieu Taureau, faiseur d’orages, et la déesse Terre... ce que les gravures pourraient aussi représenter... d’ailleurs il faut absolument voir le musée de la Vallée des Merveilles, c’est passionnant !

— MF : Et donc toi tu te sers de ces grands récits fondamentaux, de ces choses qui te fascinent, te dépassent, comme elles ont toujours fasciné les humains, la foudre, le feu, et tu t’inspires du patrimoine culturel et géologique local, pour alimenter ton travail. Ce sont presque des œuvres contextuelles alors !

— AP : Mais oui, je me sens traversé par tout ça, ça fait partie de moi. Tout comme l’archéologie, la Méditerranée, m’ont conduit vers les Vestiges Contemporains. Mais puisqu’on parle de pièces contextuelles, il faut savoir que j’ai fait une résidence au Museum Of Glass de Tacoma, en 2014, essentiellement sur la série On the Rock. J’ai d’ailleurs eu des compliments de Walter Lieberman, un des pionniers du Studio Glass Movement. Bref, j’ai travaillé également en inscrivant le projet contextuellement. Le Mont Saint Helens est entré en éruption en 1980. Durant deux mois, les citoyens étaient sous alerte. C’était terrible. Ça a changé la vie des gens. Ça a changé le paysage. Tout le cône a explosé. Nous sommes allés dans la zone d’éruption et si on n’a pas pu randonner, on a quand même pu ramasser des roches pour réaliser des pièces. Le musée en a d’ailleurs conservé, l’une a été vendue et l’autre est exposée depuis plusieurs années. Cette relation au volcan, au feu, à la foudre, ces puissances naturelles qui nous dominent, c’est vraiment quelque chose qui me fait vibrer. 

— MF : Très poétique et avant de passer aux Vestiges Contemporains, peut-être peut-on évoquer les Ivresses ?

— AP : Avec les Ivresses, je voulais sortir de la notion d’objet utilitaire, le détourner de sa fonction première. Je suis parti de la transmission. L’idée, quand tu crées, pour ce qui me concerne, c’est de transmettre quelque chose ou tout du moins de proposer. Je pousse cette idée jusqu’à dire que lorsque tu trouves le bon équilibre entre la forme, les effets, les couleurs, la matière, etc. elle peut placer dans un état second. Baudelaire, Nietzsche, ont parlé de cette ivresse. J’ai donc joué avec la forme, le fond, le signifiant, le signifié, et je voulais produire une installation qui génère optiquement une ivresse, grâce à l’accumulation, le mouvement, les effets de matière, etc.

amphores et vestiges contemporains

— MF : Passons donc aux Vestiges Contemporains, qui en héritent donc, et qui sont la condensation de presque vingt ans d’expériences, de relations, de rencontres, mais aussi de passion pour la Méditerranée, les voyages, l’archéologie, la géologie, le naturalisme... Si je ne me trompe pas, comme nous l’avons évoqué hier, la mémoire des jarres passe dans tes Vestiges Contemporains ? C’est un hommage, une sauvegarde symbolique ?

— AP : D’abord une prise de conscience, puis un travail autour de l’objet emblématique qu’est la jarre de Biot, qu’on trouve jusqu’aux Etats-Unis ou aux Antilles, car cela permettait entre autres de garder l’eau potable plus longtemps que les tonneaux. Puis ce travail glisse vers un travail sur l’amphore, qui a une puissance iconique, symbolique. Et donc, en effet, dans les amphores survit la mémoire des jarres de Biot. L’amphore véhicule énormément de choses. D’une certaine manière, elle est plus universelle que la jarre. On en a produit une grande diversité aux quatre coins de la Méditerranée. Et puis l’amphore est éphémère. Lorsqu’on en avait fait usage, elle était souvent cassée puis utilisée dans les murs, les remblais. On trouve des amphores dans tous les sous-sols des villes... On en trouve des anthropomorphiques, des longilignes, des ventrues. Elles symbolisent les connexions entre les civilisations sur tout le pourtour de la Méditerranée, c’est un objet qui a permis des liens, des échanges. Ça nous renvoie à l’Antiquité, une période riche de découvertes, d’évolutions, dans tous les domaines, l’écriture, les mathématiques, les sciences, la médecine, la philosophie, l’astronomie, la navigation. Ça nous renvoie à tout ce qui s’est produit depuis les Égyptiens, Grecs, Romains, Arabes, etc. Et puis en observant le mouvement des amphores, naturellement on pense aux différentes cultures, aux différents points de vue, aux conflits comme aux enrichissements mutuels, et surtout on oublie l’occidentalo-centrisme. Enfin, les amphores rassemblent plutôt qu’elles ne divisent, c’est important pour moi. Et puis elles se font le support des grands axes de ma démarche, l’humanisme, l’universel, la culture, l’aventure, le voyage... Elles portent des messages. Ce sont des bouteilles jetées à la mer. Et si j’ose un peu, c’est aussi un travail où se mêlent les influences de certains de mes maîtres spirituels tels qu’Arman et sa série sur La nouvelle Atlantide et son concept sur l’archéologie du futur, et Brancusi pour le côté épuré et minimaliste des formes.

— MF : Elles sont aux « carrefours du labyrinthe », titre que j’emprunte un peu abusivement et dont je fais une expression, mais qui me permet de faire une petite allusion...

— AP : Oui l’expression est belle. Et puis naturellement, poursuivant ce que je disais, il y a tous les projets que je réalise et qui découlent des réflexions et préoccupations antérieures, qui constituent un fil conducteur. Le voyage en Méditerranée est un moyen de parler tout à la fois de la nature, de l’humain, mais aussi de son impact, et de réfléchir à ce que je produis aussi en tant qu’humain. Il y a en toile de fond un questionnement politique, car cet espace méditerranéen aujourd’hui, quel est-il ? Est-ce qu’il est ouvert ? Est-ce qu’il est fermé ? Cet espace naturel est-il menacé ? Sans l’évoquer frontalement on parle de la situation de ceux qui risquent leur vie en fuyant leur pays, de ceux qui meurent, de ceux qu’on ne veut pas accueillir, on parle de conflits, de domination, bien entendu également de pollution, et tout en ayant en tête l’imaginaire que la mer peut engendrer. Tout est mélangé, c’est tout ça à la fois la Méditerranée. L’amphore a été et reste encore une façon poétique d’évoquer le voyage, la mer, l’humanité, et elle ouvre aussi à d’autres questionnements, existentiels.

— MF : La mer qui est à la fois contrainte et liberté, symbole de la transformation perpétuelle, la « mer toujours recommencée » de Paul Valéry... Mais on peut aussi parler de vie et de mort, pour certains, elle évoque la fatalité, la destinée, ou je ne sais quoi d’autre, mais en effet le sujet est ouvert et puissant. Ce qui me parle, c’est que chaque série est une occasion pour toi d’embrasser un sujet, et de l’ouvrir à ta guise, de le déployer, de multiplier les références, de le réfléchir, de le partager. Chaque pièce est une facette cristallisée des réflexions… Et pour user d’une terminologie maritime, ce sont moins des séries que le passage de caps. On dit souvent des œuvres qu’elles permettent à l’artiste de partir à la recherche de soi-même…

— AP : Le verre aussi est tout autant contrainte que liberté (rires) ! Se lancer dans un projet également constitue une mise en danger, ce qui n’est pas pour me déplaire. Mes projets, comme je te le disais, se veulent évoquer la condition humaine, nos modes de vies et notre impact sur la nature en évitant tous les préjugés et conclusions faciles, ou le consensus. Ce que je cherche surtout c’est susciter le débat.

l’exposition à la villa kérylos

— MF : Susciter le débat... je prends la balle au bond et j’aimerais que nous parlions de l’exposition que tu présentes à la Villa Kérylos. Tu travailles avec le lieu, sur le lieu, dans le lieu, avec le génie du lieu, l’exposition va croiser les temporalités, mais aussi les références à la culture antique, à la Méditerranée, à l’art contemporain, sans oublier les dimensions existentielles, sociales, plastiques, esthétiques... et sera, précisément, un lieu d’interrogation, de débat. On peut voir cette exposition comme un événement crucial, point de convergence, et même comme une œuvre monumentale in situ qui négocie avec le génie du lieu, et j’aimerais que tu nous en parles, et que tu nous dises en quoi elle constitue ton ici et ton maintenant. Peux-tu nous raconter ses origines, son histoire, nous parler de ce que tu y montres, ce que tu y fais se rencontrer, les thèmes que tu abordes ?

— AP : Pouvoir investir un lieu aussi prestigieux et adapté à mon univers, c’est incommensurable. La villa n’est pas une reproduction mais une reconstitution d’une demeure de la Grèce Antique, avec le confort moderne de l’époque de 1908. Elle croise les temporalités, et en ce sens, elle est assez proche de ma manière de travailler. J’ai tout de suite voulu créer un dialogue avec ce lieu, m’en inspirer, l’écouter, créer des œuvres comme si elles en sortaient, comme si elles avaient été générées par le lieu. Par exemple, la villa se trouve sur une avancée rocheuse et une partie est construite sur l’ancien chemin des douaniers, aujourd’hui muré et doté d’une baie vitrée sur laquelle la mer frappe. Or la mer remonte dans cet espace par des évacuations, ce qui est assez fascinant car elle s’invite, et la villa et la mer vivent ensemble dans un mouvement permanent. J’ai donc voulu créer une installation de vagues en verre, la Mer Intérieure, avec des formes, des textures, des dimensions différentes... évocation de cette magnifique rencontre. Et toutes les installations sont formées sur ce modèle... en s’appuyant sur des archétypes... ici la mer, là la lumière et le soleil, mais aussi la végétation, et bien sûr sur les amphores, qui sont pour moi une cristallisation de l’esprit de la Méditerranée. J’avais pour idée de créer une série d’amphores dans une déclinaison de blanc. Opaques, translucides, transparentes. Puis je voulais projeter des images en mouvement dessus. Le but : provoquer l’introspection, immerger le spectateur dans un univers, dans un voyage intérieur. En projetant des images des états changeants de la mer, calme, houleuse, agitée, déchaînée, des images des profondeurs abyssales et des images du ciel, je propose un voyage symbolique. L’ombre projetée des amphores est très présente, très impressionnante, anthropomorphe, elle rappelle l’art cycladique... c’est le poids positif du passé, c’est l’héritage.

— MF : Oui, c’est juste, on pense à des figures cycladiques, on pense aussi à ces Contemplatrices d’étoiles, en marbre, d’Asie Mineure, du chalcolithique, que j’ai découvertes récemment. Elles ont quelque chose de hiératique, elles veillent. Et puis on les retrouve en plusieurs endroits ces amphores, tu les agences différemment dans divers espaces, elles racontent de nombreuses histoires. Une des installations composée d’amphores s’intitule Après la Bataille. Tu nous en parles ?

— AP : Il y a cette citation d’Albert Camus dans l’Exil d’Hélène de Troie qui est intéressante et qui guide cette installation, « Ô pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille ». C’est la guerre idéologique et philosophique, contre le nihilisme. C’est de là que je pars. En fait, j’ai laissé opérer mon intuition. Je voulais parler de la guerre, mais on est aussi dans la salle dédiée à Dionysos, au gai savoir méditerranéen, à la démesure, aux excès. Là, on arrive à la fin d’une bataille ou d’une orgie, on est au milieu des débris d’amphores cassées, on ramasse les décombres.

— MF : On est sidéré, dans ces décombres, et on pense ? En un sens, c’est réflexif. Tu ne donnes pas de clefs, tu organises des conditions de possibilités, tu laisses advenir les sens.

— AP : Oui, je ne veux pas définir, je veux que ça reste polysémique. J’utilise les amphores créées pour le Musée Archéologique d’Antibes en 2016 et je les détruis en faisant couler du verre chaud dessus. Puis je recompose avec ces nouveaux vestiges de jarres et d’amphores…

camus et la pensée de midi

— MF : Il y a aussi une certaine violence... Elle traduit quoi cette violence ? C’est existentiel ? C’est en toi ? Le monde dans lequel tu vis ?

— AP : J’ai beaucoup de rage, de colère, de sentiment d’injustice. On tue, on tue, ça va au-delà de l’imaginable, autant individuellement que collectivement. Pourquoi au final ? Pourquoi ce degré de nihilisme ? Je me retrouve beaucoup dans les écrits de Camus, Thierry Fabre, René Char, ceux qui ont contribué à faire naître cette pensée de midi... Pour moi c’est une vérité parmi tant d’autres, une piste. Elle peut paraître idéaliste, certains diront utopiste. Pour moi, c’est une source d’inspiration. Nous sommes dans un tournant. De multiples crises se succèdent. Politiques, sociales, climatiques, économiques, industrielles. Il est peut-être temps, dans les décombres, de réfléchir.

— MF : Dans les décombres de la démesure, dans ce chaos, peut resurgir la vie, la pensée. Tu as encore un peu de chaos en toi pour enfanter des étoiles qui dansent, pour paraphraser Nietzsche. Selon toi, dans l’obscurité, encore des lucioles qui survivent pour paraphraser, encore, Pasolini et Didi Huberman. Hors des décombres il y a aussi ces amphores traversées par la lumière, par des néons, plus intimes, plus spirituelles, c’est la renaissance ?

— AP : On peut aussi voir ces œuvres comme violentes, perforées de lances d’une lumière intense. Les néons dessinent des trajectoires, des parcours de vie différents ou des trajectoires de civilisations différentes qui sont connectées, croisées. Je les vois comme l’âme méditerranéenne. L’amphore-métaphore qui s’échange, se partage, se commercialise, puis les différents peuples qui la touchent, la remplissent, la nourrissent, l’enrichissent, la chargent... c’est l’Occident et l’Orient qui se mélangent. Ces amphores sont pour moi comme vivantes.

— MF : Croisements, rencontres, hybridations, métissages... caractéristiques de ton travail. Le lieu, les amphores, les néons, leur organisation, tous ces signes dansent entre eux, racontent une histoire et portent un discours, souvent un discours d’espérance d’ailleurs, comme avec l’installation Lignes Solaires. Ici, il est question de lumière positive face à l’ignorance.

— AP : Tout à fait. J’utilise la lumière du verre comme materia prima. Face à l’absurde, à l’injustice, la lumière solaire, c’est la connaissance, le savoir, gai, en l’occurrence. C’est un hommage à l’espérance. Il y a un lien entre la lumière et l’engagement.

— MF : Je pense à Habermas, qui dit peu ou prou qu’il faut renouer avec l’espérance. Alors que certains diraient que l’espérance est la laisse de la soumission. On voit bien se dessiner dans ton travail cette ligne solaire, oui, une volonté d’y croire, un engagement, un désir. Finalement tes œuvres deviennent des signaux pour toi, des notes plastiques, des rappels. Tu mets devant toi tes idées sous une forme particulière. Elles sont des actes symboliques, des comportements symboliques, et quand tu les poses devant nous, tu les penses vivantes, agissantes, en ce sens c’est aussi de la magie sympathique. Elles vibrent. Elles « te » rappellent que tu es vivant et tu les exposes devant nous pour qu’elles nous rappellent que nous sommes pensants... elles sont des repères... et d’ailleurs certaines œuvres s’intitulent Arbres Repères. Tu peux nous en parler ?

— AP : Je les considère vraiment de cette manière, à la fois des actes, des symboles, des objets de liens, des liants, des repères. Arbres Repères, c’est une hybridation, une réflexion. J’ai fait le tour des restes d’un ami marbrier. J’ai utilisé des pierres d’Espagne, d’Italie, de Tunisie, d’Egypte. Ce sont des chutes, des déchets, que je demande de travailler, sous forme de frises ou de cannelures, qui évoquent des vestiges de monuments anciens, antiques. Même principe qu’avec les décombres. Les vestiges sont la matrice d’une renaissance. L’idée est simple, mais essentielle pour moi. Une civilisation s’éteint, mais d’autres naissent. L’humain s’éteint, la nature reprend ses droits.

— MF : Memento mori ?

— AP : Oui. Et puis d’un point de vue plastique et esthétique, je me sens très à l’aise avec ces élévations, comme avec les Colonnes Roseaux. Ces vestiges sont des repères civilisationnels, philosophiques, historiques. Points de convergences auquel on peut s’accrocher. Le nouveau repère, ce serait l’harmonie avec la nature. Au moins tendre vers cette harmonie.

— MF : Nous avons parlé des œuvres et de la façon dont elles vont faire corps avec le lieu, dont elles vont habiter le lieu et être habitées par lui, des dimensions poétiques, symboliques, philosophiques, mais si tu devais synthétiser les enjeux qui la traversent... que dirais-tu ?

— AP : L’idée phare de cette exposition que nous avons intitulée En rêvant la Méditerranée, je la vois comme un éloge de l’amour. On y retrouve l’émerveillement, le questionnement, la contemplation, l’introspection, l’absurde, l’espérance, la pensée de midi. Comme dans tout mon travail depuis quelque temps, elle est très influencée par la pensée de Camus. Chez Camus, il y a un cycle. L’amour, l’absurde, la révolte, l’amour. C’est cela qui m’a accompagné. Et puis il y a l’épure, dans le texte, dans le choix des mots, dans les idées. Lorsque je pense à cet immense auteur, je pense à sa touche, son style juste et équilibré, et j’essaie de m’en inspirer plastiquement.

— MF : Camus te fait tenir dans l’existence, tu te mets dans ses pas, et son esprit imprègne l’exposition...

— AP : J’ai eu une chance incroyable de pouvoir exposer dans un lieu aussi cohérent, correspondant autant à mon univers. J’aime que mon travail soit lié à des lieux qui ont du sens pour moi, et créer en fonction de ces lieux. Je rêvais d’exposer au Musée d’Archéologie d’Antibes, je rêvais d’exposer au Musée d’Art Classique de Mougins, ce qui a été fait, je rêvais d’exposer à la Villa Kérylos, et je rêve d’exposer à Naples ou Athènes, ou en Sicile, par exemple. Je rêverais aussi d’exposer à Beyrouth, une ville extraordinaire, paradoxale, puissante...

— MF : Cheminement solaire et méditerranéen, avec une vision du monde humaniste, ouverte, et tes œuvres en sont l’expression, les allégories... Tu es un créateur, un artiste, tu transformes la matière, tu transformes tes idées, tes sculptures sont des déclencheurs mnésiques et esthétiques, et tu es animé par une énergie folle, par un désir fort de créer, de faire, d’inventer, de performer, de collaborer... Peux-tu nous parler des projets qui bouillonnent en toi, des enjeux et perspectives en termes de recherches et de créations ?

— AP : D’une certaine façon, ce que nous venons de dire répond déjà partiellement à la question, concernant le bouillonnement. Je suis pour le moment, en tant qu’artiste totalement investi dans cette exposition qui concentre tout ce que j’aime faire et que je pense faire dans les temps à venir. Associer, articuler, collaborer, générer. Concrétiser cette exposition, qui est à cheval sur les temporalités, qui est un processus créatif en soi, c’est déjà être en train d’ouvrir les portes du futur. Je vais donc être dans le présent, continuer, puis passer à la suite en me donnant du temps, pour digérer, au bon rythme, au rythme de l’olive. Travailler sur la condition humaine. Penser à rapprocher les gens plus que de les diviser. Rester debout. Engager des projets qui ont du sens.

— MF : Cette exposition c’est un terrain. Tu t’occupes de la terre, tu plantes, tu laisses germer... tout est en gestation et tu vas laisser venir pour voir comment t’occuper des arbres...

— AP : Je dirais que je gère les choses comme je peux, entre mes désirs, mes réalités, mes frustrations... J’aimerais par exemple prendre du temps pour me replonger dans Nietzsche, Freud, René Char, Paul Valéry... la littérature et la philosophie sont essentielles pour moi. Mais je n’oublie pas le plaisir que j’ai de travailler en fonction des lieux, ce qui se joue actuellement, et je sais que c’est ce dont j’ai aussi envie dans un futur proche. Musées, fondations, galeries, jardins, maisons, lieux historiques...

— MF : Concernant ton lieu maintenant... Dans ce lieu aussi ça bouillonne, ça désire, ça expérimente, ça invente, c’est en constante évolution, en permanente transformation. Vous faites la promotion d’autres artistes, vous programmez des événements, vous tentez d’avoir une action culturelle forte. Comment tu vois l’avenir ? Quelles sont les forces à l’œuvre... quelles sont les perspectives ?

— AP : Ce lieu représente énormément, comme nous en avons déjà parlé. J’y suis né, j’y ai grandi, je l’ai vu évoluer. D’un atelier, c’est devenu un atelier-galerie, puis le Centre du Verre Contemporain dédié à la création contemporaine en verre sous toutes ses formes, internationale. Depuis quelques années nous nous sommes encore plus investis, toujours dans une logique de partage et de dynamisation. C’est un lieu qui collabore de plus en plus avec d’autres lieux pour promouvoir le travail du verre, on est en lien fort avec Pilchuck, avec Tacoma, et les personnalités fortes qui les animent, et qui ont un engagement fort, dans lequel on peut se reconnaître. On accueille des artistes en résidence, on met à disposition nos locaux, nos équipements, nos savoir-faire. Ils peuvent ainsi découvrir d’autres cultures, d’autres modes de vies, d’autres manières de travailler. On est actif pour des projets d’envergure comme le Biot International Glass Festival en Europe, on participe à la création de projets outre-Atlantique, on accueille des artistes, on se déplace dans d’autres pays, on fait des ponts. C’est un lieu ouvert, c’est un lieu qui crée du lien, c’est un lieu qui se veut humain avant tout.

Manuel Fadat
Historien d’art et spécialiste du verre

Conversation avec Antoine Pierini à l’occasion de l’exposition en rêvant la méditerranée