Lorsque le visiteur franchit le seuil de la Villa Kérylos, il voit apparaître deux mots écrits en lettres de néon : mesure, démesure. On songe à la sentence de Protagoras, devise de l’humanisme : « L’homme est la mesure de toutes choses ». Mais pour Pierini, l’humanisme a pour figure tutélaire le révolté, au sens où l’entendait Albert Camus : « C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres ». La mesure n’est pas la Pensée Tiède que le visiteur découvre dans la salle de bains du premier étage. Issue d’un mélange d’eau chaude et d’eau froide, la Pensée Tiède luit faiblement avant d’être évacuée par le trou placé au fond d’une lourde baignoire de marbre. Avec ces deux mots ironiques, Pierini a créé une œuvre fade dans laquelle la lumière et la couleur sont comme estompées. 

Rien de plus opposé à la pensée tiède que la mesure selon Camus : « La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence ». L’opposition créatrice entre mesure et démesure, nous la voyons d’emblée à l’œuvre dans le vestibule et l’avant-cour. La Ligne et l’Angle crée un premier rythme grâce à l’opposition entre des plaques de verre bleu et mauve, épaisses, taillées en biseau, de longueurs diverses, et des lignes brisées inspirées par les frises à l’antique qu’on peut voir partout dans la Villa. 

Le visiteur est ensuite accueilli par la copie d’une statue conservée aux Musées du Vatican, à Rome. Il y a un siècle, Théodore Reinach, le concepteur de la Villa Kérylos, y a vu une représentation du poète et homme politique Solon, alors qu’elle est habituellement identifiée comme une représentation de Sophocle. Qu’il s’agisse de Solon ou de Sophocle, l’essentiel est la notion de mesure. Les trois mots qui s’affichent en lettres de néon nous invitent à réfléchir sur le « métron » : mesure en bleu, puis, déformés, démesure et des mesures en blanc. Mots qui résonnent avec l’action de Solon dans la cité d’Athènes au début du VIe siècle. Solon, mythique fondateur de la démocratie athénienne, n’a-t-il pas déclaré : « J’ai rédigé des règles, semblablement pour le méchant et pour le bon, adaptant à chacun une justice droite » ?

Violence

Il faut pénétrer plus avant dans la Villa pour découvrir les effets de la démesure et de la violence, figurés par l’artiste en des œuvres symboliques. C’est le cas de l’installation Après la Bataille dans le Triklinos (salle à manger). À côté d’un grand vase orangé, qui rappelle la forme des vases fabriqués par les potiers de Biot jusqu’à la fin du XXe siècle, les débris de deux vases sont posés sur les tables à l’antique imaginées jadis par Reinach pour sa demeure. Pierini a versé du verre en fusion dans ces vases et la chaleur les a fait éclater. Les morceaux ont été pris ensuite dans du verre translucide refroidi, ce qui donne à ces deux pièces l’aspect de flaques de verre s’écoulant des vases brisés, comme si de l’huile ou du vin se répandait des amphores. 

Libre à chacun de trouver des symboles dans ces objets disposés sur les tables du
Triklinos, fragiles objets de verre qui évoquent les échanges commerciaux et humains dans tout le bassin méditerranéen. Mais l’amphore cassée suggère d’emblée la violence des êtres humains, indifférents à sa beauté fragile et incapables de communiquer, de dialoguer, de construire l’espace commun d’une culture partagée. Ces objets détruits par le verre en fusion sont comme l’expression symbolique de la démesure, d’un esprit non-méditerranéen, pour reprendre les mots de Camus. Face à la mesure grecque, la démesure engendre conflits, catastrophes et mort : ces trois vases, avec leurs formes simples, nous font songer à une actualité tragique.

Fulgurations

Né du feu, opaque ou translucide, le verre laisse passer ou occulte les rayons lumineux : le travail de l’artiste verrier est un jeu constant avec la lumière et ses effets. Chez Pierini, ce travail se double d’une grande attention au symbolisme de la lumière. Pour lui, l’un des lieux essentiels de la Villa Kérylos est la bibliothèque, lieu emblématique de la culture humaniste et des Lumières de la raison. Cette vaste salle est sobrement meublée de deux tables de travail, d’armoires et d’étagères dans lesquelles sont rangés livres et objets antiques. La bibliothèque a été conçue par Théodore Reinach comme un lieu de méditation et de calme, ce que dit la citation en grec sur les deux murs qui se font face : « Là, parmi les orateurs, les sages et les aèdes grecs, je jouis du repos dans l’éternelle beauté ». 

Dans cet espace paisible, Antoine Pierini a voulu représenter l’irruption du soleil qui vient frapper le lecteur. Sur l’un des médaillons sous la mezzanine, on peut lire le nom de Platon accolé à celui d’Aristote. Non loin de cette inscription, Pierini a suspendu deux mots en lettres de néon : Haute Lumière. Placés en haut de la bibliothèque, ces mots suggèrent la force de la foudre, à la fois créatrice et terrible. On sait qu’un attribut de Zeus est le foudre qui renverse Prométhée et tous les Titans rebelles. Pierini, fasciné par la foudre, a songé évidemment à cet attribut, qui est d’ailleurs associé au verre sous la forme de la fulgurite, verre naturel, non transparent, créé par l’impact d’un éclair sur un sol sableux. 

L’artiste a songé aussi à L’Etranger
d’Albert Camus. Cette Haute Lumière pourrait être le soleil qui exerce une pression insupportable sur Meursault au moment fatidique où il rencontre « l’Arabe » sur une plage d’Alger, écrasée de chaleur, incendiée par le soleil. Le soleil qui frappe et aveugle Meursault est une puissance hostile : Apollon, le dieu de la musique, de la médecine et de la lumière, est aussi le dieu au couteau, la divinité impitoyable qui a aveuglé Œdipe. Comment ne pas songer à Sophocle, dont le nom figure dans un autre médaillon de la bibliothèque, en face de Haute Lumière ? Quand Œdipe découvre l’horrible vérité, la cause de la peste qui ravage la ville de Thèbes, il n’a plus qu’à se plonger éternellement dans l’obscurité en se crevant les yeux. Dans L’Etranger, Meursault, accusé de meurtre, sera lui aussi condamné sans comprendre pleinement les motivations de son acte, causé par une fatalité solaire. Haute Lumière évoque ainsi une puissance opposée à la mesure et à la tranquillité recherchées par le lecteur dans la bibliothèque. C’est que, pour Pierini, le néon diffuse une lumière moins rassurante que tragique.

Migrations 

La lumière et le soleil n’ont pas cette valeur dysphorique dans l’installation L’Objet du Voyage, placée dans l’Amphithyros, entre la bibliothèque et le Triklinos. Neuf vases en verre, translucides ou opaques, ont été réalisés selon des techniques différentes : Pierini a utilisé notamment la technique du merletto inventée par un verrier de Murano au XXe siècle, et qui consiste à entrelacer des fils de verre pour imiter la dentelle. Ces vases, qui sont inspirés par les amphores antiques, évoquent les échanges commerciaux et pacifiques entre les peuples méditerranéens. 

Cependant, si le verre est lié historiquement à des usages quotidiens, Pierini libère les objets de leur ustensilité pour en faire des sculptures « vivantes », comme il le dit lui-même. En se faisant sculpteur de verre, en rythmant la lumière et la matière, il retrouve son auteur fétiche, Albert Camus, qui estimait dans L’Homme révolté que la sculpture est « le plus grand et le plus ambitieux de tous les arts », un art qui cherche à styliser les gestes et les mouvements, à « emprisonner dans une expression significative la fureur passagère des corps ou le tournoiement infini des attitudes ». Dans L’Objet du Voyage, chaque vase, avec ses anses, son col, son galbe, revêt l’apparence d’une statuette dont la blancheur opaque rappelle la couleur des figures féminines archaïques. 

L’amphore perd son statut de récipient destiné au transport de l’huile, du vin ou des céréales, et acquiert la dignité d’une idole antique. Elle éveille immédiatement le souvenir de l’art préhellénique et des statuettes cycladiques du IIIe millénaire av. J.-C. L’Objet du Voyage, œuvre immersive selon Pierini, est aussi un symbole du voyage : ces objets qui semblent traverser le temps et l’espace évoquent une micro-histoire des migrations dont la Méditerranée est aujourd’hui, trop souvent, le triste théâtre.

Galets et Collines

 Les Galets sont des créations de verre dispersées dans les étagères de la bibliothèque, parmi les lampes à huile, les vases et les statuettes de Tanagra. Avec leurs formes pleines et rondes, avec leur teinte brune, ils ont l’apparence de pierres doucement luisantes, comme polies par la main de l’homme, à moins qu’il ne s’agisse de galets lissés par la mer pendant des millions d’années. Ces pierres de verre évoquent des époques immémoriales de l’humanité et l’action du temps qui, par l’érosion, patine patiemment les pierres. Leur rondeur accueillante, à la mesure de la main, donne presque envie de les toucher pour en éprouver la texture lisse ou granuleuse, comme si la sensation tactile pouvait nous livrer quelque chose de leur présence mystérieuse parmi les vestiges de l’Antiquité que Théodore Reinach avait collectionnés en son temps. 

Comme les Galets, les Collines organiques, massées en deux groupes, imposent leur présence à la fois énigmatique et rassurante. Un premier groupe a été disposé dans le Balaneion, près de l’entrée de la Villa. Les sculptures, dont les couleurs sont harmonieuses et homogènes (des mauves, des bleues, des roses alternant avec des pièces translucides ou dorées), y sont alignées sur les deux bords du bassin. Elles forment un angle dont le sommet est constitué par la fontaine. Ces Collines  aux rondeurs moelleuses, qui répondent aux courbes du bassin et de la niche, revêtent pour l’artiste une signification : il s’agit de suggérer la fertilité et la fécondité de la nature à travers ces formes qu’il considère comme féminines. L’autre groupe est installé en plein air sur le sol caillouteux, non loin du jardin. Ces œuvres, dont les formes rappellent des coquilles, des œufs ou des roches, sont alignées de façon à constituer une ligne droite. Les contours irréguliers des Collines organiques répondent à l’angle droit formé par les deux murs blancs, qui paraissent dominer de leur masse imposante ces petits objets multicolores et fragiles blottis au pied de la Villa.

Transmutations 

Inspiré par la Colonne sans fin et L’Oiseau dans l’espace de Brancusi, Pierini a fabriqué des Colonnes Roseaux imitant des bambous et s’élevant jusqu’à 6 mètres de hauteur. Elles ont été installées dans la cour de la Villa, face à un laurier rose, le minéral dialoguant avec le végétal. Ces Colonnes Roseaux sont composées de modules qui sont l’équivalent des tambours utilisés dans les colonnes antiques. La circonférence de ces modules, aux jointures, a été calculée à partir de la dimension des cannelures des colonnes doriques utilisées pour le péristyle. La verticalité des Colonnes Roseaux répond à la verticalité des Arbres Repères, qui imitent l’un des arbres méditerranéens emblématiques, le cyprès. Ces Arbres Repères qui mesurent entre 2 et 4 mètres de hauteur sont un tour de force, attestant une maîtrise virtuose de la technique du verre : Pierini a réalisé des pièces de 1 mètre 10 de longueur, au plus proche du point de rupture de la boule de verre en bout de canne. Quant aux pierres utilisées pour les socles, elles sont de provenances diverses (Espagne, Egypte, Grèce, Italie et Tunisie) et symbolisent une fois encore l’héritage commun des cultures de la Méditerranée.

Les arbres de verre, à la fois fragiles et résistants, et les Colonnes Roseaux témoignent de la fascination de Pierini pour toutes les transmutations que permet le verre, entre minéralité et végétalité. Ces transmutations sont particulièrement visibles dans la Mer Intérieure, créée spécialement pour la Galerie des Antiques de la Villa Kérylos. Cette sculpture monumentale, vaste mosaïque de verre qui fait une grande part à l’intuition, transforme le liquide en solide. Elle fige le mouvement de la vague qui s’engouffre par une fenêtre et s’élève dans la galerie en suivant une immense courbe. Les multiples teintes bleues (cobalt, outre-mer, bleu nuit, bleu violacé…) lui donnent un aspect brillant et irisé comme les flots. Par cet assemblage d’éléments abstraits, Pierini réussit à figurer l’instant où la vague menace de s’abattre sur nous de toute sa force. La Mer Intérieure, fixée sur un mur aux pierres apparentes, évoque à merveille la Méditerranée si chère à l’artiste, ce carrefour des cultures, cette mer au milieu des terres, tragique, violente, solaire.

Christophe Corbier, Chercheur CNRS

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Mesure et démesure